- Ah te voilà Sophie, tu tombes bien ! Mon DRH me prend la tête avec les salaires !
- Bonjour Jean-Benoît, c'est quoi un "Dé-erre-hache" ?
- Ben, comme tu vois, c'est quelqu'un qui erre dans les couloirs un dé dans une main, une hache dans l'autre. Sérieusement, il s'assure que chacun chez Swen Games est payé à sa juste valeur.
- Ca alors, j'aurais jamais cru que vous laissiez qui que ce soit faire un truc si important. Vous m'impressionnez, vous êtes devenu un si grand patron ???
(Résumé des épisodes précédents : la petite Sophie accompagne le grand patron de Swen Games, Jean-Benoît, qui va bientôt découvrir le prix des chocolats... Les aventures de Sophie vous attendent ici)
Jean-Benoît baissa le regard. Etait-ce une si bonne idée de parler salaires avec la jeune Sophie ? Oh, et puis de toutes façons, la connaissant, il en avait déjà trop dit ou pas assez. Suffisait de bien cadrer le topo.
- Bon, c'est simple. J'ai fait mes calculs, je peux augmenter les salaires de 2% en moyenne pour 2009, et ils me font une pendule pour avoir 4%. Veulent la peau de la boîte, et la mienne avec. Mais ils ne m'auront pas, je te le dis.
- Oui, et alors ?
- Alors ? Eh bien alors, je ne sais pas, moi ! Que veux-tu que j'y fasse si ils ne veulent rien comprendre !
- Vous voulez qu'on parle d'eux ou de vous ?
Jean-Benoît connaissait la règle : travailler sur lui avant de se faire des noeuds à la place des autres. Il tendit une main pesante vers la boîte rituelle de chocolats et la tendit à sa jeune coach.
- Tiens, sers-toi. Comment les trouves-tu ?
- Mmh, vous vous êtes encore surpassé Jean-Benoît, ils sont dé-li-cieux !
- Ils peuvent, à 100 € le kilo...
- 100 €, moi, ça ne me dit rien, faut combien de temps pour gagner 100 € ?
- Dans un pays très pauvre, un an de travail. En France, il y a des gens qui vivent une semaine avec ça, et chez Swen Games, mon salarié le moins payé doit gagner 100 € en deux jours ouvrés, 1000 € par mois si tu préfères.
- Mazette ! Comment osent-ils se plaindre avec des salaires si impressionnants !
- Euh, oui, enfin, bon, c'est toute une histoire, et puis, tu vois, moi, je suis un patron soucieux du bien-être de ses employés. Voili voilà. Tu as peut-être des devoirs qui t'attendent à la maison ?
Jean-Benoît se dit à cet instant qu'il avait marché sur un piège à ours. Il pâlit à l'instant précis où Sophie posa la question qu'il sentait venir depuis quelques instants.
- Et avec 100 €, je peux me payer une partie de Scrabble avec vous ? Tiens, depuis que nous discutons tous les deux, combien avez-vous gagné, histoire de m'impressionner ?
- Depuis que nous discutons ? Tu veux dire, depuis un quart d'heure ?
- Puisque vous le dites, oui. Je connais vos capacités en calcul mental, ça devrait vous prendre un chocolat de calculer ça. Du coup j'en reprends un, ils sont tellement bons.
Jean-Benoît épongea son front. Lui qui ne transpirait jamais, il se serait cru dans un sauna. Mais comment échapper au piège qu'il s'était lui-même tendu ?
- OK, dans une année je travaille 2000 heures. Je prends mon salaire de 2 millions, plus mes stock-options à prix cassé, disons autant, ça fait 4 millions divisés par 2000, 2000 € l'heure. Donc, depuis un quart d'heure, j'ai gagné cinq boîtes.
- Pas mal ! Vous gagnez en une demi-heure ce que certains de vos salariés gagnent en un mois ?
- Euh, dit comme ça, oui. Mais ça se justifie, tu peux en être certaine.
- Quand ils s'achètent des chocolats, ils les payent aussi 100 € ?
- Non, eux ils trouvent les chocolats à 10 € le kilo excellents, et sans doute aussi qu'ils en mangent moins, comme ça, tu vois, ils ont de quoi vivre.
- Comment faites-vous pour digérer vingt fois plus de chocolats dix fois plus coûteux que vos collaborateurs payés deux cents fois moins que vous ?
Sophie dépliait avec attention un marron glacé que le chocolatier avait glissé par malice dans la boîte.
Jean-Benoît commençait à trouver le temps long. Il connaissait Sophie, il fallait qu'il sorte par le haut de cet entretien.
- Ce salaire, qui peut sembler important, se comprend quand on considère le risque que je prends et le profit que je fais gagner à Swen Games.
- Moi, vous savez, tout ça c'est de l'hébreu. Puisque ça semble vous tracasser, expliquez-moi ce que vous entendez par là ?
- Eh bien, le risque, c'est que je peux être licencié à tout moment si mes performances sont insuffisantes.
- Oui, et dans ce cas, vous devrez habituer votre estomac aux chocolats à 10 € le kilo.
- Pas tout à fait. Autrefois, les dirigeants étaient virés ad nutum, d'un simple hochement de tête. Ils partaient sans rien, sur l'heure. Depuis une vingtaine d'années, nous avons amélioré cela. Pour ma part, j'ai un contrat de travail qui me donne droit à des indemnités et si je devais partir ce serait avec deux ans de salaire.
- Où est le risque ? Arrive-t-il qu'un homme comme vous reste deux ans sans travailler ?
- Non, je n'ai jamais vu cela autour de moi. Tu as raison, le risque est faible. Reste tout ce que je fais gagner à Swen Games. J'estime qu'un autre dirigeant ferait au bas mot 100 millions de moins de profit, alors tu vois, mon salaire, à côté, c'est peu.
- L'autre dirigeant qui ferait 100 millions de moins de profit, ça mettrait Swen Games en danger ?
- Non, nous avons les reins solides.
- Alors, que savez-vous de ce que ça apporterait de mieux pour l'entreprise, ses clients et ses salariés, si cet autre patron faisait moins de profit et plus d'autre chose ?
Jean-Benoît se renversa sur son fauteuil. La petite avait raison sur un point : personne ne pouvait réduire les objectifs de Swen Games à un profit. Il en fallait pour garder de la liberté d'action, mais sur le long terme l'histoire retiendrait la façon dont le groupe aurait transformé son métier et rendu un peu plus heureux ses clients, ses fournisseurs et... ses salariés. Honnêtement, rien de mesurable à court terme.
- Bon, d'accord, mon salaire n'est sans doute lié ni aux risques que je prends ni au profit que je génère. Je vais te dire, Sophie, mon salaire, c'est ce que j'en ai décidé. J'ai fixé son montant, mes administrateurs l'ont approuvé, et hop, tout le monde est content.
- Et vos salariés, qu'en pensent-ils ?
- Je ne sais pas ce qu'ils pensent de mon salaire, ils me parlent surtout du leur.
- Les gens sont d'un égoïsme... Si ça se trouve, ils aimeraient, comme vous, fixer leur salaire ?
- Peut-être, mais pas chez moi. Maintenant, je reconnais que ça peut leur donner des idées.
- J'y pense, pour votre salaire, est-ce qu'on trouve facilement des remplaçants prêts à faire votre travail ?
- A 4 millions d'euros, oui, ça se trouve, même si je considère que je suis excellent, on doit pouvoir trouver pas mal de bons patrons pour ce prix.
- Donc si le marché était équilibré votre salaire devrait baisser ?
- "Si le marché était équilibré", mais c'est pas un marché Sophie, c'est un rap-port-de-force. J'ai décidé que ce serait tant, et c'est tant, et ceux qui sont pas contents n'ont qu'à aller défiler avec leurs banderoles, mais ailleurs que sous mes fenêtres.
- C'est un rapport de force, en effet. D'après vous, comment cela affecte-t-il les prises de tête de votre "Dé-erre-hache" sur ces formalités de salaires ?
- Peut-être que ça tourne au rapport de forces aussi. Mais qu'est-ce que j'y peux, moi ?
- Oui, au fait, pourquoi vous faut-il autant de chocolats aussi chers ?
- Euh, tu sais, on s'habitue vite, dans ce sens là, je ne suis pas le seul dans ce cas.
- Combien gagnaient les patrons les plus remarquables que vous avez rencontrés ?
- Le meilleur, c'était le vieux Swen. Il menait une vie de moine. Je crois bien qu'il gagnait dans les 100 000 euros, une moitié de boîte de chocolats à l'heure. En plus il n'aimait pas les sucreries, il était taillé dans un manche de pioche.
- Et pourquoi il ne faisait pas usage de son "rapport-de-force" à lui pour gagner davantage ?
- Mais Sophie, tout simplement parce qu'il n'en avait nul besoin ! Il considérait ce salaire comme largement suffisant pour le désintéresser de tout souci personnel, et sa vie était consacrée à son entreprise. Il nous a tous formés à faire passer l'entreprise avant nous.
- Vu sous cet angle, comment devrait évoluer le salaire d'un dirigeant à mesure qu'il devient plus compétent et dévoué à sa mission ?
- C'est clair, il faut moins d'argent pour désintéresser un grand dirigeant et lui permettre de se donner tout entier à son travail. C'est curieux, ça signifie que les salaires des dirigeants devraient baisser à mesure qu'ils deviennent plus mûrs. Remarque, je connais quelques mercenaires qui réclament des sommes astronomiques juste parce qu'ils ne savent pas se diriger eux-mêmes.
- Que faites-vous de tout cela dans le contexte qui vous préoccupe en ce moment ?
Jean-Benoît resta pensif. Certes, si il était au niveau de maturité du vieux Swen, il pourrait diviser son salaire par 10 et vivre encore très confortablement. La différence serait négligeable sur les comptes de l'entreprise, mais sur les consciences ? Comment diriger en restant en accord avec ses intimes convictions ?
- Tu sais Sophie que, depuis que nous discutons, j'ai gagné vingt boîtes de chocolat !
- Ou si vous préférez, de quoi faire vivre tout un village pendant un an dans certains pays. Or vous n'avez pas même pu en finir une seule. Et qu'est-ce que vous avez gagné d'autre ?
- Le plaisir de découvrir que j'ai des valeurs dont je suis fier, qui n'ont rien à voir avec le prix des chocolats. Bon serviteur, mauvais maître, l'argent !
- Si c'est vous qui le dites... gardez-en assez pour mes chocolats. A bientôt Jean-Benoît, bien le bonjour à votre "Dé-erre-hache" !